Chronique d'un Jour bleu (Ninon valder 12).

Photo : Frantz-minh Raimbourg;

15 Septembre 2024 -Paris

Folk à Lier

Virtuosité et étirement du temps.

Chères auditrices, chers auditeurs,

Septembre s’installe et avec lui une nouvelle « saison », une nouvelle année scolaire, un nouvel hiver et la joie de pressentir les nouveaux apprentissages, les nouveaux savoirs, et les nouvelles renaissances. A chaque saison ses enseignements et l’hiver est la plus propice à l’étude approfondie. Saison de dix mois où l’on va chercher à développer quelque chose, apprendre d’une manière assidue, continue. Moments de gestation fondamentaux pour revenir à l’été prêt pour la prochaine récolte.

 Quelle sera notre récolte musicale à l’été prochain ? Alors que toute une génération de musiciens prend petit à petit la route des étoiles, quelle espace nous laisse-t-elle pour exprimer un monde en transformation ?

ECOUTE : Ninon VALDER - Live

Flûte basse - Viento de madrugada

La musique naît de nos valeurs, de nos utopies, de notre désir de réalité du monde. Nous, musiciennes, musiciens, artistes, sommes reflets de la société comme un paysage se reflète sur un lac.

Nous sommes créateurs de suspension

Nous sommes parfois amplificateur de pensée commune

Nous sommes parfois perturbateurs d’organisation sociale imposée

Nous sommes créateurs de transformation

ECOUTE : Ninon VALDER - Live

Flûte basse - Viento de madrugada

Virtuosité et étirement du temps

Je me questionne depuis longtemps sur la valeur que l’on donne au virtuose, comme si cela était la plus grande des réussites qui pouvait ouvrir toutes les portes de la musique.

Je repars donc de mon cher Petit Robert pour la virtuosité, il dit :

Virtuosité : Talent technique de virtuose. « Il sentait le dangereux attrait de la virtuosité…, plaisir bien excusable, presque innocent chez un jeune homme, mais néanmoins mortel pour l’art et pour l’âme » (R. Rolland)

V. : Brio, vélocité

Par analogie : maîtrise

Avec valeur péjorative : C’est de la virtuosité pure, cela manque d’âme, de profondeur.

En lisant cette définition je me penche alors sur le Virtuose :

1 - Personne extrêmement douée, « amateur des sciences et des Beaux-Arts, qui en favorise le progrès (ENCYCLOPÉDIE)

« Madame la Dauphine est virtuose (elle sait trois ou quatre langues)

2 - Musicien exécutant doué d’une technique brillante : Virtuose du piano. « Le jeu vertigineux du virtuose » (Proust). Adj : Il est plus virtuose qu’inspiré.

3- (Dans toute activité artistique ou autre) Personne, artiste, extrêmement habile, dont le métier, la technique sont supérieurs. Virtuose du pinceau // Rivarol … était un virtuose de la parole (Ste Beuve). « Il y a des virtuoses de la diplomatie » (Sigfried )

Nous sommes donc fasciné par la perfection technique du geste et notre capacité à le répéter. Comme dans un morceau très rapide où la précision et l’organisation de ce geste technique est fondamental. C’est ce que nous définissons comme virtuosité dans le langage courant de la musique. Nous en sommes si fasciné que nous avons chercher à créer, et nous avons créé, des machines pour le faire.

Nous avons inventé des outils pour corriger les gestes « imparfaits » (imparfaits est entre guillemet) des musiciens enregistrés. L’enregistrement est une phase déterminante dans l’histoire de la musique puisqu’auparavant nous ne pouvions pas écouter quelque chose sans la présence humaine d’un musicien ou d’une musicienne.

J’associe le culte de la virtuosité actuel aux vidéos des meilleurs extraits d’un ballet de danse classique, où seules les figures les plus impressionnantes défilent devant nos yeux, parfois déconnectée de la musique. De la même manière nous espérons tout de la virtuosité. qui a un impact court et superficiel sur l’être.

Cela me semble très réducteur de l’expérience musicale, de l’expérience humaine.

Comment écoute-t-on de la musique ? Est-elle live, est-elle enregistrée ? Quelles sont les conditions d’écoute ? Êtes-vous debout, assis, devant votre chaîne HI-FI (qui en a encore une ?), sur votre mobile, dans les transports ? Est-ce de bonnes conditions d’écoute ?

Qu’est ce que j’entends par écouter ? Ce serait le moment où notre sens principal devient l’ouïe, et où tout nous porte à être uniquement oreille, à Vivre-Son.

Jouer de la musique ou en écouter n’est pas un état normal. Ce sont bien des instants particuliers où nous dirigeons toute notre attention sur la réalisation de ce miracle.

Miracle que les musiciens et musiciennes passent un temps considérables à pratiquer, sous diverses formes en fonction des cultures. Je voudrais rendre hommage ici à un grand musicien, griot, parti cet été, Toumani DIABATÉ. Un être pour qui la musique était le fruit de l’instant replacé dans l’histoire et le savoir de plusieurs générations, et ce qui en fait un virtuose. Sa Kora vibre des soixante dix générations avant lui.

ECOUTE : Toumani Diabaté - JARABI

Fascinant ce jeu qui met ensemble tellement de savoirs.

Toumani Diabaté, virtuose particulier qui allie les mondes. Nous avons vu précédemment que dans les définitions du Petit Robert les mots « inspiré » et « âme » sont souvent opposés à Virtuosité. Car dans la virtuosité musicale nous sous-entendons la capacité à jouer très vite, dans tous les registres de l’instrument, en oubliant parfois pourquoi nous sommes en train de « faire » de la musique ou d’en écouter.

Nous savons tous que faire de la musique n’est pas notre état quotidien de l’être. C’est un moment de concentration et d’expression de soi où l’erreur n’a pas de place.

Je parlais tout à l’heure de la musique qui amplifie la pensée d’une société. On pourrait associé la virtuosité à une grande productivité, à des gestes répétés. On pourrait l’associer à un dépassement de soi dans une mécanique (comme pourrait le faire un sportif).

Mais y a-t-il seulement la virtuosité de vitesse ? N’est-ce pas un peu simplifié ?

Dans la définition du Petit Robert nous voyons un virtuose de la diplomatie, serait-ce en musique un virtuose des nuances ? Celui qui réussit à créer des différences de dynamiques particulières, qui vous fait « tendre l’oreille ».

On a dit Virtuose des langues : serait-ce la virtuosité des timbres ?

Et le virtuose des émotions ? Celui qui réussit à transformer chaque note, chaque phrase en un émotion nouvelle.

Le virtuose du rythme ? Capable de passer d’un accent à l’autre, à transformer, à superposer les rythmes ?

Déployer toutes les virtuosités nous soulage mais ne change pas la puissance de ce mot dans notre quotidien. Je voudrais donner la même puissance à l’étirement du temps,  à la contemplation d’un son qui se déploie dans l’air. Changer de paradigme et porter soudain l’attention sur ce qui nous émeut, nous transforme dans le temps d’une vie, le temps d’une respiration, le temps d’un rêve.

Si tous ces paramètres, dont nous avons parlé comme si ils étaient tous uniques,  pouvaient se mélanger comme des épices ? (nous retrouvons les épices de Henri Gougaud de ma Chronique de juin).

Notre intention devient centrale, au-delà de toute virtuosité. Et la progression de cette intention, de ne pas tout dévoiler dans l’instant. Comme une histoire se développe, développer la musique pour qu’elle nous porte quelque part. Nous avons bien dit un « autre état d’être ».

Écoutons un Alap de Hariprasad Chaurasia à la flûte

ECOUTE : Hariprasad Chaurasia

Dans notre quête de virtuosité mécanique nous avons réussi à créer des machines qui seraient « capable » de nous remplacer. Aujourd’hui elle est dénommée Intelligence artificielle. La virtuosité purement mécanique sera reproduite, mais il sera impossible de reproduire le parcours d’un artiste et son besoin d’être au monde et d’être en musique. De même notre besoin d’écouter un être humain qui joue, qui vibre, qui s’étire et se condense dans le temps, un être qui utilise son cœur et toute sa chair pour résonner et donner à entendre l’infant présent.

Aujourd’hui la musique vivante, virtuose de la VIE, que le ou la musicien.ne a dédié sa propre vie pour réaliser le geste unique et juste dans cet instant. Découpant ou étirant le temps mais sûrement transformant notre rapport au monde.

Chers audritices, chers auditeurs, allez écouter les concerts, non amplifiés, amplifiés, tendez votre oreille aux battements des cœurs qui sous-tendent la musique,

Soyez vivants !