Jean-Luc Thomas.

Publié le par Raimbourg Frantz-Minh

Par Jean-Pascal Assailly.
 
«Oficina Itinerante»
Label – Hirustica
Distribution : Xango & L’Autre Distribution
 
 
Jean-Luc Thomas.
Emission de Françoise Degeorges:  "Ocora Couleurs du Monde". Maison de la Radio. Paris. Novembre 2017. (Photos: Frantz-Minh Raimbourg)
Emission de Françoise Degeorges:  "Ocora Couleurs du Monde". Maison de la Radio. Paris. Novembre 2017. (Photos: Frantz-Minh Raimbourg)

Emission de Françoise Degeorges: "Ocora Couleurs du Monde". Maison de la Radio. Paris. Novembre 2017. (Photos: Frantz-Minh Raimbourg)

Nous suivons ce musicien breton au profil très original depuis un bon bout de temps, très prolifique et sans œillères, des sessions dans les pubs français et irlandais, au Niger en passant par les fest-noz, la compagnie Zingaro et puis aujourd’hui le Brésil avec ce dernier disque.
 
 
L’histoire de cet album vaut la peine d’être racontée car elle illustre, à notre sens la manière dont les musiques du monde évoluent aujourd’hui, du moins celles qui ne veulent pas s’enfermer dans des musées …
Eh bien, c’est une histoire et des rencontres improbables !
A la fin des années 1990, j’ai découvert les musiques de deux musiciens brésiliens,  Hermeto Pascoal et Egberto Gismonti. Ma conception de la musique en a été bouleversée, leur travail métissant musiques traditionnelles, musique contemporaine, jazz et l’utilisation de sons était tellement novateur !
A l’époque, j’habitais dans le Trégor. Il y avait alors un concours international de guitare classique présidé par un jury prestigieux. En 1998, la thématique étant l’œuvre de Villa-Lobos, des jeunes brésiliens sont arrivés. Pour ces musiciens, ces manifestations sont extrêmement importantes. A la fin de la journée après le concours, nous sommes allés ensemble à la crêperie, ils ont sorti leur guitare et se sont mis à jammer. L’organisateur du concours, Roger Eon lui-même très bon guitariste, a fait de même et a étonné tout le monde. Il a commencé à être demandé au Brésil pour enseigner Villa-Lobos et comme il était professeur à l’Ecole de musique de Lannion, il a créé un jumelage.
Pendant cette période, je jouais dans des fest-noz tous les samedis dans le Trégor avec Hastañ.   Avec le jumelage, les Brésiliens ont débarqué et habitués aux danses brésiliennes comme le forro, ils ont découvert le fest-noz, sa ferveur et tous ces gens qui dansent en rond main dans la main. Je les ai emmenés à la session irlandaise du pub du coin à Pluzunet avec les musiciens locaux (Veillon, Riou, Quemener, etc) et je les ai laissé jouer un moment. Ils ont ébahi le public en interprétant des forros, choros, sambas. Peu après, Annie Ebrel a offert un concert avec Ricardo del Fra, Jacques Pellen, les frères Molard, Michel Aumont, Nolùen Le Buhé et moi même dans un pub magique, « Les Fous »  à Carnoët dans l’Argoat.
Dans le même temps, la maman d’un des guitaristes me dit qu’elle s’occupe d’un théâtre à Sào Paulo. Grâce à cette rencontre, je suis parti un mois là-bas pour la première fois !
En mars 2001, après le carnaval, je rencontre des musiciens de Sào Paulo, le groupe Um Trio Vira Lata, (ce qui veut dire: Les Chiens de Gouttière). Un an plus tard, je les fais venir à Lannion et dans les festivals d’été en Bretagne. Des liens forts se sont établis et ils venaient souvent habiter chez moi en Trégor. Pour l'anecdote, ce qui les frappait ici était l’absence d’insécurité : vivre en laissant les clefs sur la voiture par exemple ! De 2002 à 2007, ils ont souvent fait le voyage et on a fait deux disques ensemble. Puis en 2008, l’histoire semblant aller sur sa fin, nous nous sommes arrêtés.
En 2009, j’ai eu l’occasion de repartir à Sào Paulo. Une fois sur place, je recontacte Vitor Lopes, le joueur d’harmonica ; il m’organise un concert solo à la fac de Sào Paulo, l’université de musicologie la plus prestigieuse du pays (USP), et je fais plein de rencontres, des groupes de forro, de jazz (le groupe Improvisado) entre autres...
En rentrant, je suis associé à un festival (je le suis encore aujourd’hui !), le Festival des Fifres de Garonne à Saint-Pierre-d'Aurillac dans le sud-ouest. En 2020, ce sera la 30ème édition. Nous avons invité Carlos Valta, le saxophoniste de Hermeto Pascoal. Il y a quelques années, il avait monté un spectacle « le Fifre moderne ». Je jouais alors avec Serendou, des musiciens du Niger, cela lui a plu. En 2012, il nous a invités dans le Nordeste.
En 2013, une association de Rennes « l’Autre Idée », me suit et structure des résidences d’artistes, multidisciplinaires et sans obligation de restitution. Ils m’ont poussé à repartir au Brésil, pour travailler avec Carlos. Ce dernier m’a trouvé trois concerts à Rio en montant un trio.
Françoise Degeorges, une productrice de France Musique commence à suivre mon travail. Je repars au Pernambuco (état situé au centre de la région Nordeste). Là-bas, je découvre le carnaval de Recife que je n’avais jamais vu, et ce fut comme de rentrer dans un volcan ! France Musique est venu enregistrer quatre émissions qui sont encore podcastables.
Je reviens ensuite à Sào Paulo, pour des concerts. Le groupe s’appelait le Jean-Luc Thomas Sextet, ce qui me gênait un peu avec de tels musiciens ! Tout se passe tellement bien qu’on décide d’enregistrer. Mais le nom de notre ensemble ne me convient pas ! Un morceau s’appelait Kerlavéo, c’est là où j’habite, alors on a donné ce nom au projet. Le disque est sorti au Brésil en septembre 2018.
En rentrant, le label Hirustica me propose de sortir une version française de Kerlaveo là où nous avions prévu de sortir l’album de Fawaz Baker qui sortira plus tard. Je travaillais alors à un spectacle du nom d’Oficina, que je m’étais astreint à créer dans le cadre d’une nouvelle étape de formation du logiciel Logelloop. Looper très sophistiqué, il permet de spatialiser des sons, de piloter de la lumière et de la vidéo (sur Macintosh avec carte son). Comme il est compliqué, je ne pouvais l’utiliser avec d’autres artistes car les périodes de latence peuvent être très longues à chaque étape de création ! J’ai monté un projet solo: Oficina. 

Avec ces 20 années d’expérience, j’avais la matière de fabriquer un carnet de voyage brésilien. Après avoir montré une vidéo de répétition à Vitor Lopes, celui-ci me dit : tu reviens au Brésil avec un ingénieur du son car il faut enregistrer la musique avec les amis du Brésil ! Et je suis revenu en mars 2019 avec mon ingénieur du son, Jacques-Yves Lafontaine. On a enregistré une partie à Rio, une autre à Sào Paulo, deux jours et demi chacun, puis le mixage en Bretagne, la sortie en 2020, et voilà !

 
 Festival Concerts et Jeux d'eau au Parc de Saint-Cloud. Juin 2015 (Photos : Patrice Dalmagne)
 Festival Concerts et Jeux d'eau au Parc de Saint-Cloud. Juin 2015 (Photos : Patrice Dalmagne)

Festival Concerts et Jeux d'eau au Parc de Saint-Cloud. Juin 2015 (Photos : Patrice Dalmagne)

Parlons maintenant de la musique sur le disque :
L’idée générale de l’album : c’est tout en une prise… L’important est que ça groove ensemble, comme dans le jazz ou l’irlandais. C’est une invitation à la Bretagne « maquillée », le disque s’ouvre et se finit avec la gwerz. J’aime bien les rituels qui s‘ouvrent et se ferment !
Le premier titre : Sete Santos est né sur le tempo d’une marche matinale. Le hameau où j’habite est à 4 km du bourg Le Vieux Marché. L’endroit s’appelle « les Sept Saints ». Je marchais en hiver, je pensais à Carlos qui est carioca (habitant de Rio), avec ce rythme de samba. La musique est arrivée comme ça dans ma tête. J’ai pris un magnétophone  pour l’enregistrer, je n’écris pas la musique…

Le second : Toni Braga, provient du nom d’un dessinateur de Recife qui dessine parfois sur des dessous de bocks, sur tablette,... et crée des univers incroyables. Je l’imaginais venir en Bretagne, il y avait de la brume dans ma tête à ce moment...C’est un titre très « strathpey », très écossais, ça ne s’arrête pas, il n’y a pas de suspensions, juste des ornementations, comme une cornemuse, un débit continu... Je voulais remettre Daniel Murray dans l’équipage, un guitariste de Sào Paulo, adoubé par Egberto Gismonti qui en a fait son successeur spirituel et artistique.

En ce qui concerne le troisième, Frevo de Meia Luia, c’est toute une histoire : Je découvre le frevo (danse et genre musical principalement interprété dans le nord-est du pays), j’arrive à Recife et c’est le carnaval ! Je me prends en pleine poire la puissance de cette musique. Il y a une ferveur, comme en Irlande, tout le monde chante un répertoire populaire commun. Avant le carnaval ça chauffe déjà. Le jour dit, tout le monde se lâche. Je me nourris de tout ça, il y a un million de personnes dans la rue ! Nana Vasconselos qui est décédé juste après, était le seul à pouvoir réunir les 14 groupes de maracatu qui se détestent et qui là jouaient ensemble ! L’associée de mon logeur le producteur Amaro Filho vient me chercher à 7 h du matin,  ils ont déjà démarré… C’est un carnaval où les gens font eux-mêmes leurs costumes, rien à voir avec celui de Rio… Tu sens la vie de quartier et il fait déjà 30°C à 7 h du matin ! Je vais rencontrer un photographe de São Paulo que je retrouverai quelques heures plus tard dans la dernière rue avant de rentrer chez mon logeur. Il y a un rituel que l’on doit pratiquer au Brésil qui s'appelle, la Saidera, l’équivalent du « Dernier pour la route », mais là-bas, c’est la dernière bouteille ! Et puis … le trou noir, je me retrouve tout habillé dans ma chambre le dimanche matin ! Je devais aller voir des Marionnettes géantes à Olinda ! On me dit en me réveillant : « tu n’étais pas saoul, un bandit s’était glissé dans la compagnie pour voler l’appareil photo du photographe, il a mis une poudre dans nos verres qui s’appelle le « GHB » (la drogue du violeur !). De cette hallucination est sorti ce morceau de frevo. A l’introduction on voit que le soleil a tapé fort !

Le quatrième se nomme : les Cloches d’Anselmo Alvès. On me les a offert en 2015. Elles avaient été vendues par un paysan dont toutes les vaches étaient mortes à un chercheur en ethnomusicologie, Anselmo Alvès, quatre cloches, une pour la chèvre, le veau, la vache allaitante et le bœuf...  Anselmo Alvès nous a dit en nous les donnant: "ces cloches incarnent la misère du sertao, elles ont besoin de vivre autre chose". La productrice de France Musique, Françoise Degeorges est basque et a gardé la cloche de la chèvre et celle du boeuf ! J’ai gardé les deux autres ! C’est une improvisation, je passe la cloche dans le looper, c’est du brut, ça ne sonne pas comme les cloches suisses ! J’ai fait plusieurs séquences d’improvisation et j’ai gardé la flute Kuluta de Carlos.

Le cinquième : Pifano Carioca, est une composition pour Carlos, créé sur un pifano (un pifano, c’est un fifre, ça vient de la culture indienne, en bambou, 6 trous, une gamme modale majeure), dans la tradition du Nordeste : deux instruments à la quarte, c’est modal, pas d’harmonie…

Le sixième : Entre Nos O Mar est le premier d’une trilogie de haïku, écrits par Camila Jabur, astrologue poètesse qui est d’origine libanaise. Il y a une forte communauté japonaise à Sào Paulo, le Brésil a fait appel à cette immigration massive parce qu'il était en conflit avc tous ses voisins au début du 20ème siècle. Et Sào Paulo est une « ville monde » comme New York ou Londres.

Le septième : Madhu, c’est un dieu indien, un prénom qui est aussi celui du fils de Vitor Lopes. J’ai composé cette berceuse pour sa naissance. Comme Vitor est un des grands musiciens de choro d’aujourd’hui, elle est assez sophistiquée !

Le huitième : Laranjeiras-Serafim :  Laranjeiras a été inspiré par le nom d’un quartier de  Rio où vit Carlos Malta. Serafim est le nom du restaurant où on va souvent manger. J’ai composé le premier morceau en pensant à la Samba da Vela (la Samba de la bougie, un rite de veillée : les lundis, des musiciens se mettent autour d’une bougie en hommage à la déesse Samba, on joue jusqu’à la fin de la bougie et on partage une soupe de poissons). Je pensais que c’était une samba mais en fait on m’a expliqué que c’était plutôt un baião (du Nordeste). En ce qui concerne le second morceau, on a gardé la clave du baião, avec des couleurs celtiques et un phrasé un peu reel/hornpipe.

Le neuvième : Chego em Fine o Mar est le deuxième haïku de la série, tirée de l’ouvrage de Camila Jabur, c’est entièrement improvisé et aéré !

Le dixième : Recife est le plus proche de l’univers électronique du logelloop. J’avais posé mon iphone sur la partie passager d’un véhicule et je jouais devant avec les images des paysages  urbains. J’ai utilisé un plugin du logiciel (le Granulaterre) qui prend une seconde de sample de la flûte et après il les arpège. Ensuite, on fait rentrer des notes différentes et donc des arpèges différents, ça permet de créer des zones de fragilité et de ne pas tourner en rond !

Le onzième : Maracatu est un hommage à l’héritage africain de la culture brésilienne… Il se trouve que j’ai des connections avec le Mali et le Niger et la triste histoire de l’esclavage. Quand les colons portugais sont arrivés au Brésil, ils ont vu l’argent à faire avec la canne à sucre. Cette culture nécessite beaucoup de main d’œuvre et les indigènes (l’esclavage n’existe pas dans la culture indienne) se sont laissés mourir. Pour cette raison, on a été chercher des esclaves africains .... Le maracatu est un rite religieux associé au vaudou, au candomblé, à l’orisha, un rythme très envoûtant. Recife était un des premiers ports coloniaux avec Salvador de Bahia, elle a gardé des traces fortes de l’esclavage. J’ai composé ce titre en pensant à cette histoire dramatique, donc un morceau pas très joyeux !

Le douzième, Vento Sem Ponto est le troisième haïku.

la Samba de l’Hirondelle, le treizième et dernier titre a beaucoup voyagé : en 2014 j’ai composé ce thème pour un ami danois de Dan Ar Braz, qui avait deux passions, la musique et le vin et qui nous avais commandité une composition pour faire un album. Cinq ans après, lorsque j’ai finalement réalisé cet opus, j’ai rencontré Julio César qui travaille dans une école de samba à Sào Paulo. Dix jours avant l’enregistrement, j’ai joué le morceau à Vitor, puis on l’a fabriqué chimiquement dans le studio, avec un clic et toutes les percussions (30 pistes de percus !). On l’a terminé en Bretagne… Le plus gros défi était de faire jouer un puriste de la samba de Rio (Bernardo Aguiar) et un puriste de São Paulo (Julio Cesar). Normalement,  ils ne s’entendent pas, il y a de grandes rivalités entre les grandes villes du Brésil comme en France entre Paris et Marseille et là on y est arrivé !

Enfin, le dernier : Ar Vestrev Klanv est le seul morceau non composé. C’est une gwerz du Trégor ; une rencontre improbable avec les musiciens urbains brésiliens de Sào Paulo. J’ai rajouté à la fin la voix d’origine de la chanteuse Marie Trividic.

Restaurant Théâtre Zingaro. Aubervilliers. Janvier 2019. Avec Denis Péan du groupe Lo'Jo et Michel Godard. (Photo: Frantz-Minh Raimbourg)

Restaurant Théâtre Zingaro. Aubervilliers. Janvier 2019. Avec Denis Péan du groupe Lo'Jo et Michel Godard. (Photo: Frantz-Minh Raimbourg)

Festival Concerts et Jeux d'eau au Parc de Saint-Cloud. Juin 2015 (Photos : Patrice Dalmagne)
Festival Concerts et Jeux d'eau au Parc de Saint-Cloud. Juin 2015 (Photos : Patrice Dalmagne)

Festival Concerts et Jeux d'eau au Parc de Saint-Cloud. Juin 2015 (Photos : Patrice Dalmagne)

Tes projets ?
Plusieurs choses quand on pourra sortir de chez nous !
Le groupe Kerlavéo doit venir fin juin, début juillet…s’ils y arrivent ! On devrait jouer au festival des fifres de Garonne, à Nantes, et à Quimper.
Il y  a  également un voyage de prévu avec 20 dumistes (Diplôme de Musicien intervenant en milieu scolaire) en Inde, pour leur faire rencontrer les maitres de la musique du Rajasthan et de la musique carnatique de l’inde du sud.
En décembre, le festival « No Border » à Brest aura une thématique africaine. Le Quartz m’a demandé de faire l’ouverture avec Serendu, Carlos Malta et Hélène Labarrière.   

 

Publié dans Folk

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